A l'heure où le public manifeste
un véritable engouement pour le genre biographique - au point d'ailleurs qu'on lui
consacre désormais un salon : le 2ème du nom s'est tenu à Nîmes du 4 au 6 février
dernier -, le livre Jean Moulin, mémoires d'un homme sans voix,
écrit par Nelly Bouveret et Francis Zamponi semble
incontournable.
Encore une biographie sur ce héros de la résistance ? demanderez-vous, agacés.
Va-t-on à nouveau nous raconter avec force détails quelles tortures ce martyr a
endurées ? Osera-t-on une fois encore chercher à dévoiler le coupable, celui ou celle
qui l'a dénoncé aux Allemands et qui a entraîné sa déportation puis sa mort?
Démontera-t-on les différents scénarios de son arrestation pour développer une
énième thèse ?
Rien de tout cela dans ce livre. D'abord parce que cette biographie s'écarte
définitivement des voies traditionnelles du genre pour en inventer un autre qui
n'appartient qu'à elle. Comprenez : c'est Jean Moulin lui-même qui nous parle. Pour les
auteurs, il s'est agi de construire une " fiction biographique " qui concilie
fidélité et précision historiques d'une part et narration claire et vivante d'autre
part. Oui, la grande force de cet ouvrage réside dans la mise en scène d'une
autobiographie : Jean Moulin prend la parole et raconte sa vie. Ainsi le texte est écrit
à la première personne, à un présent actuel et contemporain. Ce choix narratif peut
sembler insignifiant ; pourtant, il nous place, nous, lecteurs, à une distance idéale
par rapport à celui qui parle. Un " il " trop impersonnel et propice à une
héroïsation forcée nous aurait paru trop lointain. Au contraire, le " je ",
par définition multiple, nous met face à un homme à la fois fragile et fascinant. A
lire sa voix, on approche une dimension humaine qui est toujours plurielle et par là
même, touchante.
De ce point de vue, les auteurs ont signé un texte intelligent et de qualité. Ils ont su
en tout cas éviter deux écueils majeurs :
- plonger de façon excessive dans " la psychologie " du
personnage - impossible à saisir ! - , ce qui aurait abouti à des confidences sans
intérêt.
- limiter le récit à la seule voix de Jean Moulin, forcément
réductrice.
Or, il est évident que la présence d'autres regards, d'autres discours s'imposait.
C'est pourquoi les auteurs ont donné également la parole à plusieurs femmes : la
sur, Laure " témoin privilégié de ses années de jeunesse, de sa progression
dans la carrière préfectorale, de sa découverte du monde politique et des événements
nationaux et internationaux ", Jane Boullen ( infirmière à Chartres en 1940) et
Antoinette Sachs qui partagea sa vie clandestine à Marseille.
Ces voix sont d'ailleurs plus vivantes que jamais dans la mesure où ce livre est en fait
l'adaptation d'une série d'émissions réalisées pour la radio. A l'origine donc, le
texte était donc conçu pour être lu. Ainsi apparaît davantage la logique de la
démarche qui a présidé à l'écriture de ce récit. Il fallait que l'auditeur puisse
suivre la voie/voix de Jean Moulin ( dite par François Cluzet ) et celle des femmes qui
ont croisé son chemin ( interprétée par Ariane Ascaride). Ce livre correspond à une
deuxième phase de travail et on devine aisément , en le feuilletant, en quoi il
complète la première.
On tient en effet entre les mains un album aux dimensions ( 25 x 25 cm) parfaitement
judicieuses : sur les 140 pages glacées, s'étalent non seulement photos, lettres et
autres documents mais surtout les nombreux dessins, peintures et caricatures que Jean
Moulin n'a cessé de faire tout au long des sa vie. Cette large place qui leur est
accordée vise à " casser " justement cette image caricaturale et incomplète
de cet homme de devoir : résistant hors pair et haut fonctionnaire engagé au service de
la République.
Car s'il est vrai qu'il fut le plus jeune sous-Préfet ( 26 ans) et Préfet de France (38
ans), il n'en demeure pas moins qu'il a longtemps songé à devenir artiste. Il s'est
aussi beaucoup amusé à caricaturer le milieu parisien, signant toutes ses uvres
sous le nom de Roumanin.
Mais dans la famille Moulin, le père ne l'entendait pas de cette oreille : il envisageait
une autre carrière pour son fils, héritier d'une véritable tradition familiale
républicaine. Lui-même élu au conseil général de l'Hérault, il aspirait à ce que
Jean occupe des fonctions administratives plus prestigieuses : préfet par exemple
Il
n'empêche : malgré toutes ses responsabilités, le fils ne se détournera jamais de
cette passion artistique. Et tous les événements de son existence ( ses affectations
successives à Albertville, Châteaudin, Amiens, Chartres ainsi que ses séjours à
Paris
) lui inspireront les multiples croquis, aquarelles et eaux-fortes qui
témoignent de sa sensibilité et d'un talent artistiques indéniables.
Un ouvrage sensible et parlant pour aller au-delà de l'image d'Epinal d'un héros de la
résistance dont le regard mystérieux et imposant, surmonté d'un chapeau mou, se perd
dans un lointain déshumanisé.
Céline Lamy
Jean Moulin, mémoires
d'un homme sans voix
De Nelly Bouveret et Francis Zamponi
Editions du Chêne et Radio France
En CD audio ( coffret de deux CD)
Frémeaux et associé éditeur.
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